INTRODUCTION
Il y a quelques années, j’ai commencé à m’intéresser à l’art et à la création en général. Le cinéma m’y avait logiquement mené. Comment crée-t-on, comment passe-t-on d’une simple idée à un film, un tableau, une sculpture? Que se passe-t-il dans la tête de l’artiste? J’ai tenté moi-même de créer, d’abord par l’écriture et le cinéma, réalisant quelques courts-métrages. Puis je me suis mis à dessiner et peindre. Le sujet m’intriguait de plus en plus: j’avais les mêmes outils que les nombreux artistes que j’admirais, mais le résultat n’avait rien à voir. Pour comprendre un peu mieux la création d’une œuvre, j’ai rencontré fin 2006 le plasticien Paul Toupet dont j’avais pu admirer les œuvres dans une galerie parisienne et que j’avais retrouver sur le site myspace. Merci internet! J’ai filmé Paul en train de travailler, récupérant de longues heures de cassettes dv, et j’en ai tiré un premier court-métrage sur l’artiste face à son œuvre, montrant comment peu à peu l’artiste disparaissait pendant que l’ « enfant-poupée » prenait vie. Ma caméra s’est souvent portée vers les mains de Paul, filmant en gros plan le travail physique, le geste créatif. Par geste créatif je n’entends pas seulement l’activité corporelle qui amène à la création, qui fait physiquement naître l’œuvre, mais aussi la décision du cerveau de faire ce geste.
On peut décomposer une création comme telle: stimuli, extérieur ou intérieur (utilisation des sens visuel, sonore, tactile) – idée, pensée (excitation du cerveau) – geste (utilisation du corps) – œuvre. J’ai voulu ici comprendre la troisième partie, le geste. La manière dont notre esprit est stimulé, excité, comment il réagit, est très complexe et a déjà été étudié, par le philosophe Maurice Merleau-Ponty par exemple, notamment dans «L’œil et l’esprit ». Merleau-Ponty a travaillé sur la perception, la corporéité, en particulier dans les arts. Selon lui l’artiste peut désirer concrétiser une idée, ou bien dégager une certaine idée d’un matériau. A partir de là l’artiste va véritablement s’exprimer en utilisant des outils pour rendre vraie et réelle l’idée originelle. D’où le geste capable de créer, l’expression physique de la pensée psychique, de l’Idée.
Avant de rencontrer divers artistes, en réfléchissant au sujet, j’ai développé une première théorie, simple et subjective. Pour chaque type d’artiste, ou plutôt pour chaque art, correspond un type de geste créatif: le geste reproductif pour le peintre, qui reproduit une image, un paysage, une personne; le geste traductif pour le musicien qui passe d’un langage écrit en notes à un son, la musique; le geste transformatif pour le sculpteur-plasticien qui utilise différents matériaux pour donner vie à son œuvre; le geste expressif ou créatif pur pour le danseur dont les mouvements et leur expression sont l’art. Le corps n’ayant pas un rôle aussi important dans l’architecture et la poésie, et le cinéma étant trop complexe, j’en restai là. En essayant de rencontrer des artistes concernés j’allais pouvoir confronter ma théorie au réel, mais aussi approfondir mes connaissances sur l’art et la création artistique, surtout le processus créatif, car c’est bien de cela qu’il s’agissait.
1. LE GESTE REPRODUCTIF
En art, la peinture est la combinaison d’appliquer de la couleur sur un support et du dessin, de la composition, donnant lieu à des considérations esthétiques. L’artiste reproduit une image mentale, un paysage, un être. En peignant il s’exprime, il donne un avis, dévoile une émotion. Son but n’est pas forcément de reproduire exactement son modèle, mais plutôt d’en faire une analyse visuelle qu’il transpose ensuite sur sa toile. C’est l’esprit qui modifie (ou pas) l’image originelle, de manière intentionnelle ou pas: ainsi Monet devenant de plus en plus myope à la fin de sa vie, sa peinture est devenue encore plus impressionniste. On ne distingue plus rien de ses ponts japonais ou de ses nymphéas. Mais à partir du moment où il a porté des lunettes sa peinture est redevenue ce qu’elle était. Avec l’arrivée de la photographie le peintre s’est détaché de ce qu’il voyait pour peindre des images mentales et intellectuelles. Au début du vingtième siècle le peintre est devenu aussi philosophe, politicien. La peinture moderne était née. Durant le vingtième siècle, la technique appelé dripping mise au point par Jackson Pollock est sûrement l’une de celles où le geste est le plus important: pas de dessin, pas de remplissage, juste la peinture coulant sur la toile à la guise du bras tenant le pinceau.
Je pratique moi-même un peu la peinture, plus pour l’aplat de couleur que pour le dessin. J’aime voir naître quelque chose de mon esprit, j’aime créer, et la peinture est un moyen qui ne demande qu’un peu de temps et de concentration. Peindre est une sorte de méditation, je me sens coupé du monde face à une toile blanche que je remplis au fur et à mesure. Je suis appliqué, concentré, mes gestes sont mesurés, attentionnés. Je ne brille pas vraiment, mais le résultat m’importe peu pour l’instant, je débute. C’est l’acte de peindre qui m’intéresse. J’ai essayé différents médiums : le pastel, l’huile, l’aquarelle, et c’est la peinture à l’huile qui m’attire le plus aujourd’hui. Peut-être parce qu’une peinture à l’huile n’est vraiment finie que lorsque je le décide, que je peux facilement la retoucher, la corriger.
Pour parler de peinture j’interviewai mon frère, Xavier, chez lui à Toulouse il y a quelques semaines. Après avoir été chanteur et bassiste dans un groupe de rock il s’est dirigé vers le cinéma (réalisation de deux courts-métrages, divers projets en cours) puis vers l’art en général. Depuis deux ans environ il peint et a récemment commencer la sculpture (argile). Xavier peint avant tout pour « le plaisir de créer, pas spécialement pour voir l’œuvre fini mais plutôt pour le processus de création, le plaisir des matières aussi ». Il aime partir d’une idée, lui être fidèle, rechercher des textures, de la matière, physique ou visuelle. Peindre l’apaise et lui apporte le plaisir de voir la peinture naître, le plaisir de finir une toile aussi. Pendant qu’il peint il ne pense à rien de particulier, si ce n’est parfois les soucis journaliers qui viennent brouiller son esprit et interférer avec la peinture. Mais il est d’habitude très concentré, chez lui, entouré de silence. Dans quel état d’esprit est-il lorsqu’il peint? « Quand je peins je me concentre. Je dois me forcer au début, puis je n’ai plus à y penser. Tous mes sens se développent, tout autour de moi est relié à la peinture: la lumière, les sons. Le geste devient automatique ». Xavier est alors dans une sorte de surréalité méditative, concentré, hors du temps et de l’espace. Son esprit et son corps ne font qu’un Tout créatif. Mais au bout d’un moment, « il y a ce basculement, ce sentiment de précipitation, ce trop plein. Je subis les sensations, je ne pense plus à rien, j’ai cette mélancolie qui m’oblige finalement à arrêter, je suis tellement absorbé par la peinture que je ne fais plus attention à ce que je fais ». Son esprit et son corps sont en telle osmose qu’arrive au bout d’un certain temps aléatoire une sorte de rupture, ou plutôt comme il dit de basculement. Il étouffe et ne suis plus. Il disparaît dans sa peinture, ce qui l’oblige à stopper pour reprendre vie dans le temps et dans l’espace.
J’évoquai ensuite le geste créatif, sa place dans la création. J’avais lu dans « Mémoires de la main » de Marie Amelia Bulhoes (paru avec divers autres articles dans « La main en procès dans les arts plastiques ») que c’est la main qui fait l’œuvre, pas l’esprit. «Qui la fabrique physiquement, oui», me répond-t-il. «Mais sans l’esprit la main ne fait rien. C’est du cinquante-cinquante. L’œuvre commence toujours par une idée, une image ». Le geste est donc une sorte de pont entre l’esprit et la toile. Xavier ne pense pas au geste quand il peint, il n’a jamais eu de formation technique, il préfère laisser son bras et ses mains agir naturellement. Le geste est ainsi toujours différent. Pour lui la main (avec un pinceau, mais pas forcément, il aime utiliser directement ses doigts sur la toile) est un outil, rien de plus, mais un outil sensoriel qui peut faire naître des émotions par le toucher. Et l’œil est plus important que le bras car il observe et permet d’analyser le travail. « L’oeil a toujours une longueur d’avance ».
En discutant on put décortiquer et comprendre son processus créatif. En premier lieu naît dans son esprit un stimuli. Ce stimuli est une image mentale, originale ou inspirée, peu importe. L’image est reproduite sur une toile, un objet, par le geste: un mouvement du bras entier, pas seulement de la main. L’œil contrôle le travail gestuel et le fait corriger en passant par l’esprit. En cas d’accident, deux possibilités: une correction d’origine visuelle, ou un changement de cap. Xavier trouvant son erreur intéressante décide de la reproduire ou au moins de la travailler. Cette erreur est en fait une nouvelle idée mais gestuelle. Le geste peut donc influencer l’esprit.
La peinture, sans être présente au quotidien dans ses moindres gestes, a quand même changé Xavier: « le fait de progresser en peinture a rendu mes gestes dans d’autres domaines plus précis ».
2. LE GESTE TRADUCTIF
Mes connaissances en musique se résument à l’écouter et à la pratique occasionnelle de la guitare il y a quelques années. Autrement dit je n’ai aucune idée de la manière de procéder d’un musicien. Je ne sais pas comment il travaille, ce qui se passe dans sa tête quand il joue. J’ai pu rencontrer un musicien grâce à un de mes meilleurs amis vivant aujourd’hui à Saint-Pétersbourg, Anton. Il avait rencontré il y a quelques années un pianiste ukrainien, Geogiy, qui étudiait au conservatoire de Toulouse. Geogiy Dubko commence le piano à six ans, décision des parents. Il suit une formation de jazz puis de classique dans une école spéciale. Il intègre ensuite le Conservatoire de Kiev et arrive en 2003 au Conservatoire de Toulouse, suivant un de ses professeurs. Depuis il n’y est pas seulement élève mais il y travaille en tant qu’accompagnateur, préférant le travail de groupe, plus intéressant pour lui, qu’un jeu solo. Il pratique le piano environ sept heures par jour, donc « il est bon de savoir s’en détacher un peu. Mais je peux avoir un manque de musique assez rapidement ». C’est un vrai passionné. Il écoute toutes sortes de style mais ne joue que du piano et n’a jamais vraiment été intéressé par la pratique d’un autre instrument.
On se vit un des rares après-midis ensoleillés de mars au Conservatoire. Après une séance photo où je l’observai jouer dans une salle de répétition, nous prîmes un café sur la terrasse du Café des Artistes un peu plus loin et discutâmes. Je commençai par lui exposer ma théorie, à savoir que le geste du musicien est traductif. Il n’était pas vraiment d’accord. «On peut déchiffrer note par note, mais il faut aussi déchiffrer le tout. Tu lis la partition, après tu as une image dans la tête, tu imagines le ton, et tu joues ». On essaya de développer. Il me dit premièrement qu’il faut faire une nette séparation entre le travail et le concert. Le travail, comme tout travail, peut être pénible, difficile. Le concert au contraire est magique, il y a une interaction avec le public: le musicien commence à jouer, stressé, le public réagit et donne, si cette réaction est positive, une énergie au musicien qui va lui permettre d’aller plus loin.
Lorsqu’il travaille, s’identifie-t-il à ses mains? « Pas vraiment. Les mains jouent presque toutes seules, comme un programme informatique. Bon tu dois quand même appuyer sur un bouton, c’est toi qui appuies, mais ensuite le programme fait tout tout seul ». Il existe une mémoire gestuelle forte, un automatisme lui permettant de ne pas penser à la technique, sauf si celle-ci est très compliquée auquel cas il va la travailler en amont. L’apprentissage gestuel dure toute la vie. « Il y a différentes écoles selon les pays, même si la base est la même ». Que représentent ses mains pour lui, en tant que pianiste? « Les mains ne sont que des outils, comme la caméra pour le cinéaste. C’est avec la tête que je joue ». Le geste du musicien, traductif et reproductif, est donc instinctif. Il n’y pense pas. Il doit penser à l’interprétation, pas à la technique. Car le travail préparatoire consiste principalement à trouver son interprétation, à comprendre le morceau. Une partition est comme une histoire à raconter, il faut trouver le ton juste, un équilibre, un rythme. « Je pense à la conception de la phrase, le truc général ». Il crée une image musicale, l’interprétation, accompagnée d’une image gestuelle (donc technique). Mais comment traduit-il la partition? Le fait-il note par note? Cela le fait rire. « La traduction est automatique. Quand tu lis tu ne déchiffres pas chaque lettre. C’est pareil pour moi, je ne déchiffre pas chaque note mais le morceau dans sa globalité ».
Ce travail d’interprétation n’est-il pas une manière de s’attribuer le morceau, une revalorisation de l’ego? Au contraire, il abandonne totalement son ego. « Il faut savoir s’écouter comme si on était dans le public ». L’esprit observe le corps et le corrige. Son ego n’est finalement visible que dans l’interprétation qui lui est personnelle.
Le processus créatif est différent selon qu’un musicien est compositeur ou pas, mais aussi s’il est accompagnateur ou soliste. Le soliste doit à partir de la partition déchiffrer et traduire le morceau, le comprendre, l’interpréter mais aussi l’apprendre par cœur puisqu’il jouera ensuite sans. Pour lui tout se passe dans la tête. L’accompagnateur déchiffre la partition juste avant de jouer, ou même en direct. Cela dépend du niveau du musicien. Certains photographient mentalement des pages entières de partition en un regard. Et Georgiy peut facilement jouer une page de partition en survolant à peine la feuille.
Avant un concert il se prépare mentalement et physiquement. Il s’échauffe les mains en faisant des gammes, s’isole pour se vider la tête. Après cette préparation, son corps et son esprit seront en osmose parfaite. Est-il forcément calme et concentré? « Non. Chaque morceau nécessite un état d’esprit différent. Il faut aller jusqu’au bout en ne pensant que musique. Tu ne peux pas être calme si tu dois jouer un morceau violent ». Je le compare à un comédien: le travail effectué en amont est assez proche. Un musicien doit être au plus près du morceau joué tout comme un comédien doit être au plus près de son rôle. Il acquiesce. Lorsqu’il joue s’opère un changement d’état d’esprit. Georgiy fait une nouvelle comparaison. « Quand tu as mal aux dents, bon, ben si tu fais quelque chose qui te prend entièrement, la douleur va disparaître. Et reviendra ensuite ». Ses soucis journaliers sont mis de côté. Il ne peut plus y penser car son langage n’est plus fait de mots mais de sons, il pense musique. Mais il ne pense pas à la musique: « Juste avant de commencer j’entends les premières mesures, pour me lancer. Mais c’est tout ». Il disparaît alors dans la musique. L’homme et le piano ne font qu’un pour interpréter un prestigieux morceau auquel il donne vie.
Le musicien est d’abord stimulé par une partition, faite de notes de musique. Se créent deux images mentales: une image musicale, propre à l’interprétation du morceau, et une image technique spécifique au geste. Ce geste, instinctif chez le musicien entraîné, est reproductif et non pas traductif comme je le supposais. La traduction est faite lors de la création de l’image mentale, avant même l’interprétation. Le geste est une combinaison corporelle des deux images, l’une (image technique) servant à rendre l’autre (image musicale) possible.
Après tout ça j’eus l’impression qu’il n’accordait que peu d’importance à la gestuelle dans la musique, ce que je trouvai bizarre. Quelle note sur dix donnerait-il à l’importance du geste dans la musique? «Bon, c’est facile c’est dix. Tout est important. Tout. Quelque chose qui n’est pas très important c’est les vêtements portés ». C’est clair.
3. LE GESTE TRANSFORMATIF
La sculpture, ou tout travail impliquant la création d’objets en trois dimensions, est intéressant dans le sens où des matériaux sont transformés pour créer un objet différent des matières utilisées. Contrairement à la peinture où il ne s’agit que d’un agencement en deux dimensions (théoriquement) de couleurs sur une toile. La sculpture est né dans le paléolithique et a eu une importance capitale pendant l’Antiquité, c’est dire si elle a pu évoluer depuis. Aujourd’hui existent aussi les arts plastiques qui regroupent toutes les techniques et supports matériels variés, et la création d’objets artistiques n’est plus l’apanage des seuls sculpteurs.
Je connais Paul Toupet depuis un an et demi. Il n’est pas sculpteur mais plasticien. J’ai toujours été fasciné par ses œuvres: des poupées en taille réelle, la plupart du temps des enfants, à l’air momifié, sombres, dérangeants, oniriques, évoquant la mort pour certains mais pour moi il s’agit plus de personnages figés dans le temps et l’espace, rendus ainsi immortels, me faisant penser à ces « statues » de Pompéi ou à des momies égyptiennes. « Mes personnages sont plutôt dans l’esprit d’une découverte archéologique ». Quand on se trouve face à une de ses œuvres, qu’importe le lieu, qu’importe que l’on soit entouré d’œuvres d’art, on se sent seul avec pour unique présence un être ayant vécu quelque part dans un passé inconnu, ou un futur incertain, témoin d’un évènement, d’un moment figé, comme si celui-ci se répétait sans cesse pour l’expier, tel un traumatisme; on voyage dans un espace- temps indéfini aux côtés d’un personnage magnétique, puissant, si fort qu’il ‘mange’ le monde qui l’entoure. Lui est bizarrement très différent de ses poupées: calme, effacé, drôle, gentil. Très différent de ce que la plupart des gens imaginent en voyant son travail.
C’est chez lui dans le dix-huitième arrondissement de Paris que l’on se rencontre. Il est en ce moment sur différents projets d’exposition, mais son temps est surtout pris par la restauration du lieu qui va lui servir d’atelier à partir de cet été, et de galerie personnelle à l’occasion. Après une petite séance photo, on se lance.
Paul a commencé à sculpter dans un lycée spécialisé en art, a enchaîné avec un an dans une école d’arts graphiques avant de s’arrêter pour se lancer. Mais il n’a rien fait pendant un an puis a intégré une classe préparatoire aux beaux arts où il a trouvé sa voie. Il a commencé à exposer à dix sept ans, d’abord dans des bars, dans des squats, puis dans des galeries depuis quelques années. Aujourd’hui il a 29 ans et arrive à vivre de sa passion même s’il galère encore un peu. « Plusieurs fois j’ai pensé à arrêter, mais je ne sais rien faire d’autre. Point de vue thune c’est difficile. Mais parfois ça marche bien, il y a des ventes ».
Qu’est-ce qui l’a attiré dans la sculpture, si c’est comme ça que l’on peut appeler ce qu’il fait? « Sculpture n’est pas le terme exact, parce que la sculpture c’est quand tu travailles la pierre. Moi j’utilise plusieurs matériaux, c’est de la fabrication. Mais bon je ne vais pas dire ‘mes objets en 3D’. Je dis mes sculptures c’est plus simple. Mais je suis plasticien ». A seize ans, Paul a rencontré l’artiste Georges Jeanclos (décédé en 1997) et la présence de ses personnages méditatifs et a découvert l’art africain. «Quand j’étais ado je mettais des mannequins partout dans ma chambre, je les habillais avec mes fringues, créant ces présences, pas seulement décoratives». Il a tranquillement établi son style. Ses références sont variées: musique (glam rock, metal), danse, peinture, photographie. Mais pas tellement la sculpture. Ce qu’il aime c’est voir la silhouette se fomer, tendre à faire la forme parfaite. « Je rajoute des éléments, remanie le bonhomme, j’adore ça. T’es un créateur. Ton truc va être exposé, vu. J’aime l’après, le vernissage. Y’en a qui en ont rien à faire. Moi j’ai besoin de voir les gens réagir. Les avis ne m’intéressent pas. Non ce que j’aime c’est observer les gens face à mes œuvres. Et puis il y a ce côté fête que j’aime dans les vernissages ». Le vernissage est la célébration de naissances, celles de ceux dont Paul est le père. Tout ceci ne poserait-il pas un problème d’ego? Le succès, cet aspect ‘dieu créateur’? Non, pas vraiment. Il s’oublie quand il travaille, il s’abandonne. Par contre lors d’une exposition, « quand t’installes tout, que tu te retrouves tout seul au milieu de tes œuvres, là, y’a un truc, une petite sensation. Une expo, c’est comme un concert, t’as un public. D’abord il faut répéter, répéter pour moi, c’est créer. Et ensuite vient le concert, les réactions du public. J’ai toujours rêvé d’être une sorte de rock star, j’aime le concept de rock star de l’art à la Andy Warhol ».
Mais avant de faire la fête, il faut créer. « Je peux travailler à fond pendant longtemps sans bouffer, sans voir le temps passer. Même si, comme tout boulot il y a parfois des moments chiants ». Il fait le vide lentement, sans y faire attention, son esprit reste concentré sur le ici et le maintenant. Car le danger est partout autour de lui: chalumeau, cutter, cire brûlante. Dès qu’il perd un peu de cette concentration, qu’il se sent fatigué, il arrête. Le lieu de création importe beaucoup aussi. « Il y a des endroits où je suis vraiment bien, comme à la campagne chez mes parents. Il y fait généralement beau, je suis dehors, en paix, entouré de matières premières, comme du bois ou de la terre. Va trouver du bois à Paris ». Durant sa carrière il a travaillé dans différents lieux, de son ancienne chambre dans l’appartement familial à un squat. Il travaille ainsi durant plusieurs mois de manière intensive, et se relâche après une exposition. Il aime être libre dans son travail et ne supporterait pas des horaires imposés ou pire, un patron.
J’évoquai mon sujet principal, le geste créatif. Il commença par me dire que ses gestes ne sont pas influencés par son état d’esprit, qu’il fait une différence entre son travail et sa vie en dehors. « Je mets tellement de temps à faire une sculpture que mon état d’esprit ne peut pas influencer mon travail. Ce n’est pas parce que je suis énervé un jour que cela se ressentira dans l’œuvre. Je n’ai pas trop de soucis de toute façon ». Paul reproduit une image mentale inventée à partir de son univers, de ses influences, et la reproduit avec ses mains. Cependant ses mains ne sont qu’un outil. « Je ne m’identifie pas trop à mes mains, même si elles sont avec les yeux les parties les plus importantes de mon corps ». C’est avant tout avec la tête qu’il crée. « Je sais exactement où je vais, même s’il y a parfois quelques surprises. J’ai une vision assez précise de ce que je veux. Je n’ai pas besoin de croquis, je ne vais pas à l’aventure non plus ». Mais ce qui importe aussi, ce sont les matériaux utilisés: papier mâché, mousse extensible, aluminium, scotch, résine, peinture, colle, terre, tissus, cire d’abeilles, parfois des déchets trouvés. Et même si ces matériaux ne sont qu’un moyen de créer et qu’ils ne l’influencent pas, ses gestes seront différents selon ce qu’il utilise. Il n’y a pas une gestuelle unique mais tout un panel de gestes, tous différents, des gestes transformatifs dans le sens où il transforme littéralement des matières premières pour en faire un être. « Je pars d’un rouleau de scotch, de papier alu, de papier mâché, de déchets parfois, et j’en fait des sculptures. Je transforme avec les mains». Il aime ce maniement des matières auxquelles il s’adapte facilement, mécaniquement, mais n’y fait que peu attention. « Je ne pense pas à mes gestes, comme tu ne penses pas aux tiens quand tu manges ». Il prend beaucoup de plaisir à toucher son œuvre. En effet, si les yeux sont un contrôle visuel, les mains sont un contrôle tactile important: le personnage en train de prendre vie lui envoie des informations permettant à Paul de s’adapter, d’orienter son travail. « Et c’est aussi par le toucher que les gens se posent des questions. Je donne envie de toucher en quelque sorte ».
Paul part donc d’une image mentale qu’il va reproduire à partir de différent matériaux. Mentalement son travail est donc une reproduction. Mais c’est avec ses mains et quelques outils qu’il va donner vie à cette image. Son geste créatif est donc reproductif et transformatif.
Son travail ne se reflète pas dans son quotidien. Sa vie d’artiste, ses poupées, n’ont aucun pouvoir sur sa vie d’homme. Dès qu’il a fini, il redevient « le petit mec marrant qui n’a rien à voir avec ses sculptures. J’ai deux vies qui se mélangent peu ».
4. LE GESTE EXPRESSIF
La dernière fois que j’ai dansé doit remonter au lycée, ou presque. J’aimais bien danser étant jeune, j’ai même un peu pratiqué le rock, mais en vieillissant j’en ai perdu l’attrait. Je n’y connaissais donc rien au moment de commencer cette enquête. Ne connaissant aucun danseur ou danseuse, je passai différentes annonces sur internet ou dans des écoles. Mais à quelques jours du temps imparti, il a bien fallu que je comprenne que je n’en trouverai pas assez tôt. Direction la bibliothèque Georges Pompidou où je feuilletai quelques livres sur la danse, dont « Approche philosophique du geste dansé» qui regroupe différents textes sur la danse, l’improvisation, faire le vide et qui m’aida grandement à comprendre la danse.
Comment peut-on définir la danse? La danse, c’est l’art du geste, un geste expressif qui n’est pas la transition de l’esprit à l’œuvre mais qui est bien l’œuvre elle- même. La danse, c’est l’art de déplacer le corps dans l’espace et le temps en lui donnant un rythme, une chorégraphie, grâce à de la musique. Un mouvement isolé n’a pas de signification en soi, c’est la suite de mouvements qui symbolise une idée. On peut donc définir aussi la danse comme une succession de mouvements ordonnés, de séquences entrecoupées de transitions n’existant que pendant un certain temps. Je citerai aussi Philippe Guisnard pour qui « la danse est un jeu de formes basé sur la fonction plastique du corps et de ses capacités à gérer du mouvement ». Voilà pour la définition.
La danse existe pour ainsi dire depuis toujours mais ce n’est que depuis la fin du dix-neuvième siècle qu’elle est un art à part entière. Avant elle représente un acte cérémoniel ou rituel puis une distraction à l’antiquité, un divertissement délicat pour les rois et leurs cours. La danse a évolué avec les sociétés et les cultures et le nombre de danses existantes dépasse les deux cent soixante. J’ai compté.
La danse fait d’abord appel à la mémoire du danseur. Il doit apprendre par cœur les mouvements à effectuer. Contrairement au musicien il ne peut avoir de partition devant lui. Il doit apprendre ces gestes jusqu’à ce qu’ils soient naturels, jusqu’à ce qu’il n’y pense plus. Cet entrainement exige rigueur, méthode, discipline. Le danseur apprend à développer l’élasticité de son corps, à maîtriser la relation entre celui-ci et la gravité, mais aussi entre les autres corps: on ne danse que rarement seul, un ballet exige de nombreux danseurs et danseuses, du danseur étoile au quadrille. « La dimension de la relation à l’autre apparaît constitutive de la formation du mouvement, à travers le contact, le jeu, et plus généralement à travers les dispositifs qui instaurent un cadre soutenant l’échange et la spontanéité des geste ». Le danseur doit conquérir son corps en mouvement, y être entièrement attentif, pas seulement à une seule partie. Le corps apprend, les gestes deviennent plus fluides, plus gracieux: on peut donc parler d’expérience corporelle.
Le danseur ne doit penser à rien et faire le vide. « Faire taire le langage interne invite le danseur à un autre rapport avec la temporalité ». Il abandonne son ego, suspend l’activité auto-centrée pour faire taire le langage interne déstabilisant et toute valeur du moi identitaire: crainte de l’échec, quête de la perfection. Il se tourne vers l’extérieur pour mettre en évidence le soi et oriente sa conscience de manière à rester libre et détaché vis-à-vis de ce qui peut y apparaître. Car la liberté du corps propre au danseur ne fait que porter la liberté mentale. C’est bien dans la tête que tout se passe. Mais le danseur est stimulé par les sensations internes nées des perceptions externes. Donc le corps est un outil d’expression mais aussi de captation: il attrape des informations envoyées vers le cerveau qui va les analyser. Ces sensations mêlées à l’imagination font naître des « cristallisations artistiques ». Il faut assurer la continuité de la danse par l’attention dans la réalisation des intentions du corps. «L’ouverture sensorielle déplie l’activité attentionnelle, réduisant le contrôle, offrant à la chair une disponibilité et une détente qui peuvent se déployer en imagination et en une fertile créativité ».
La perfection dans la danse naît dans les rapports conscience/inconscience, ou esprit/corps, dans le basculement. Le danseur doit posséder un interrupteur pour passer de sa partie consciente et mentale, à sa partie inconsciente et corporelle. S’il se concentre trop sur ses intentions, il risque de négliger les perceptions corporelles et la danse se transformera en une simple succession de mouvements indépendants et disgracieux. A l’inverse une focalisation attentionnelle sans analyse mentale fait perdre le sens de la mise en acte et peut créer un malaise. La difficulté dans la danse réside donc dans cet équilibre contrôle/abandon.
Le geste du danseur est pour moi expressif, puisqu’il exprime l’intention du danseur. Je dirai aussi que le geste dans la danse est un geste créatif pur, dans le sens où c’est bien le geste qui crée et est la création. C’est encore plus le cas dans l’improvisation. La danse est un domaine vaste que j’ai seulement effleurer et qui mérite qu’on s’y intéresse plus.
CONCLUSION
J’étais parti à la recherche de différences, ce sont des similitudes que j’ai finalement trouvées. Même si mon enquête reste une simple approche du geste créatif et de tout le processus qui va avec, j’ai pu relevé les concordances qui lient chaque artiste, leurs points communs et ainsi mettre en place une sorte de modèle de l’artiste (un artiste-modèle?), un canevas. A l’origine naît toujours un stimuli, une idée qui excite l’artiste au point qu’il veuille la mettre en forme, lui donner naissance. Il fait germer cette idée, la mêle à ses connaissances, y apporte son imagination, et de ce tout résulte une image mentale que l’artiste veut concrétiser. Pour arriver à ses fins il va se servir de différents outils dont le plus important: son corps. Le corps est un instrument réceptif d’une puissance inimaginable dont l’artiste va extraire les sensations nécessaires. Les mains façonnent, la peau absorbe, les doigts touchent, l’œil contrôle. Le corps bien évidemment ne peut travailler seul et c’est l’esprit de l’artiste qui va le diriger. L’artiste doit alors faire le vide, ne plus penser à rien ou presque et abandonner son ego pour laisser parler le soi et l’instinct. Il contrôle tout en laissant une part à l’improvisation, voire aux erreurs. L’œuvre naît à son rythme pour rester le témoignage d’un moment et l’expression d’une idée.
Tout cela paraît évident mais je suis content d’avoir mis des mots sur ces évidences. Tous les artistes interrogés m’ont dit n’y avoir jamais réellement pensé et avoir apprécié de l’avoir fait. Quant à moi je suis sorti grandi de cette enquête, j’ai clarifié des pensées brouillonnes, j’ai mieux compris ce qu’est être un artiste. Mais bien que l’imagination et le rêve soient nécessaires, il ne faut pas oublier que c’est la pratique, le travail et l’expérience qui permettent à un artiste de s’accomplir.
En espérant que vous ayez apprécié, et peut-être, qui sait, appris quelque chose…
Lea dit
Bonjour, j’ai adoré votre dossier. Je prépare moi aussi le concours et me demandait combien avez vous eu pour cette épreuve ?
Vincent Galiano dit
Bonjour Lea, j’avais seulement eu 12. Et 8 à l’oral (sans aller en fac de ciné et savoir analyser, l’oral est difficile; je pensais avoir bien réussi). Bonne chance!!