Comment décrire, commenter, critiquer « The tree of life », œuvre monumentale, singulière, applaudie par certains, huée par d’autres? Que reste-t-il à la fin de la projection des espérances suscitées par une longue attente et une bande-annonce inoubliable? Des images abstraites, des moments de vie, la naissance de l’univers, Brad Pitt, des enfants qui jouent, Sean Penn qui tire la gueule (quelqu’un l’a-t-il déjà vu sourire?), le désert, l’espace, des arbres, une chaise qui bouge toute seule. De la beauté, de la poésie, de la révolte. Une impression de n’avoir pas seulement vu mais vécu le film.
Si les images magnifiques et abstraites de l’univers et de la naissance de la vie marquent et font parler d’elles, « The tree of life » est avant tout un film sur l’enfance, son enfance (Malick a changé peu de choses, et pour ceux qui ont vu le film: son frère s’est suicidé en Espagne où il apprenait la guitare), filmée de manière universel, comme personne ne l’avait fait auparavant: des bribes de vie, des souvenirs filmés tels des combats, face au père, à la mère, aux frères, aux autres, ces constants moments d’incompréhension (la chaise qui bouge toute seule me rappelle que les enfants naissent animistes et font peu de différences entre un être vivant et un objet), d’identification et de rejet, amenant chacun d’entre nous à devenir qui il est: à la fois le fils/la fille de ses parents, nourri(e) d’une certaine éducation toujours critiquable, et un individu unique, avec ses expériences, ses idées et ses rêves. De la révolte né l’acceptation et la compréhension, c’est ce que vit, Jack, le personnage du film joué par Hunter McCracken, éclatant, torturé, luminescent. Face à lui, Brad Pitt, grandiose en père typique des années 50 partagé entre ses devoirs de chef de famille et ses rêves envolés, son amour envers sa famille et ses responsabilités, et Jessica Chastain, qui dégage une beauté radieuse n’ayant d’égale que cette tristesse apathique propre aux mères de famille d’une époque pas si lointaine. Ils forment une famille d’une grande vérité et d’une grande humanité où chacun s’interroge sur la vie, sa propre vie, ses actes et leurs conséquences; sur dieu, la nature, les hommes, le bien et le mal; famille qui semble racontée par Jack adulte, interprété par Sean Penn, fidèle à lui-même, que je vois comme un alter-ego du réalisateur: peu présent à l’image mais toujours là, quelque part derrière la caméra, derrière les souvenirs, derrière les mots.
La comparaison avec « 2001 l’odyssée de l’espace » , qu’on peut entendre ou lire un peu partout, n’est pas très pertinente. Certes il y a des images d’étoiles et de planète, certes les deux films sont propres aux interrogations existentielles, mais la comparaison s’arrête là. Kubrick s’interrogeait sur l’intelligence de l’homme, sur sa capacité à se dépasser, à créer. Sur son avenir. Les interrogations de Malick sont toutes autres et les images de la naissance de l’univers ont un but différent: d’où venons-nous? Quelle suite d’évènements nous a amener ici et maintenant? Qui sommes-nous? Où allons-nous? Des questions pouvant paraître faciles mais qui restent au cœur de la philosophie et qui n’ont de réponse que celles qu’on veut bien leur donner. Une courte scène de cette séquence envoûtante est particulièrement éloquente: on y voit un dinosaure mettre une patte sur la tête d’un autre dinosaure, apparemment blessé, appuyer, puis la retirer légèrement. Cette scène trouve son écho plus tard, lorsque Jack se rend compte qu’il peut tuer son père: le seul fait de le savoir est suffisant et lui permet de se détacher un peu de la figure du père, de le rendre humain. Elle renvoie aussi à l’éducation paternel reçue par Jack.
Sa mise en scène est elle aussi radicalement différente. Kubrick bougeait peu la caméra (dans « 2001 »): souvent figée, peu présente, elle s’effaçait pour laisser place au temps qui passe. La caméra de Malick virevolte, plane, court, vole, caresse, danse, brise le temps. Le réalisateur nous raconte cette histoire de vie avec une maestria et une intelligence peu vues au cinéma auparavant. Audacieux, novateur, expérimental, il ose faire de la caméra plus qu’un outil de tournage un pinceau, celui d’un artiste asiatique qui crée d’un simple trait noir continu un poème, une image, une rêverie (je pense notamment aux haïkus japonais et à la peinture chinoise). Elle est le scénario en quelque sorte, car Malick rompt ici de manière totale avec Aristote (« Poétique ») et semble avoir réaliser ce dont Stanley Kubrick rêvait: une œuvre de cinéma loin des bases héritées du théâtre, sans dramaturgie, faite d’images et de musique, presque muette, où les dialogues ne sont qu’un simple moyen de communication entre les personnages. Dans « The tree of life », les informations passent par les regards et les mouvements des acteurs, les déplacements de caméra, la musique.
S’il reste mystérieux pendant deux heures et quitte assez rapidement les modestes propos théistes du début (il inscrit tout de même son film dans un courant de pensée judéo-chrétien: le titre, la citation du livre de Job, la famille pratiquante), sa conclusion est selon moi quelque peu maladroite, un peu comme si on greffait la fin d' »Armageddon » sur « Citizen Kane » ou « 2001 l’odyssée de l’espace ». Certes les images sont belles, mais ce happy end paradisiaque (vision judéo-chrétienne où chacun d’entre nous retrouve les êtres aimés; un des personnages féminins aperçus est crédité en tant que « guide ») sous forme de retrouvailles familiales imaginées par le personnage interprété par Sean Penn qui semble se réconcilier avec son enfance et sa famille n’était absolument pas nécessaire et reste peu compréhensible tant les coupes effectuées sur la partie moderne sont nombreuses et visibles. Je peux résumer le film (avec sa partie invisible donc) ainsi: Jack adulte a des problèmes dans sa vie (le jeu de Sean Penn, quelques plans, le son d’un appareil d’hôpital laissant penser que son enfant ou son père est à l’hôpital), et en se rappelant son enfance, en la mettant en parallèle avec sa vie de famille et son propre enfant (qui a disparu du montage final) il trouve la force d’avancer, de passer à autre chose (le dernier plan du film est un pont). Cela plombe un peu le film, du moins pour quelques uns d’entre nous non croyants ou peu portés sur des questions théologiques, en perdant l’aspect transcendantal présent pendant le reste du film. Une autre différence avec le chef-d’œuvre de Kubrick qui a su tout le long de « 2001 » garder le spectateur dans le mystère, le questionnement existentiel. Dommage car jamais je n’avais été autant touché au plus profond de moi par un film, autant bousculé. J’avais les larmes aux yeux et le ventre noué pendant toute la projection et fut refroidi par la fin.
Que reste-t-il maintenant? Une envie de dire à Terrence Malick merci tout en secouant imperceptiblement la tête de gauche à droite. Beaucoup de joie, un peu de déception (comme la vie en est faite après tout). Et une envie de voir une version longue de ce voyage philosophique hors normes, avec les scènes de Sean Penn coupées montrant son ex-femme, sa nouvelle femme et son fils (et plus de dinosaures si possible!). Version longue qui, déjà, existe un peu. Car « The tree of life » ne dure pas 2h18 mais bien toute la vie.
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